Rapport - Kazakhstan Janvier 2022
Bref résumé de la situation
Depuis le 02 janvier 2022, d’énormes manifestations ont éclaté à travers le Kazakhstan. Ces manifestations, qui ont débuté dans la ville de Zhanaozen avant de se diffuser à travers le pays, sont dues à une hausse du prix du gaz qui a doublé - voir triplé- dans certaines régions kazakhs. Initialement pacifiques, elles ont progressivement dégénéré lorsque des éléments armés sont apparus dans différentes villes, notamment à Almaty (aussi appelée Alma-Ata), la capitale économique et la plus grande ville du pays. Ces évènements ont rapidement pris le gouvernement de court et mis ses forces de sécurité à mal. Le chef d’Etat Tokaiev a ainsi rapidement fait appel à l’OTSC ( Organisation du Traité de Sécurité Collective), qui regroupe un certain nombre de pays d’Ex-URSS sous l’égide de la Russie.
Pour la première fois depuis sa création, cette organisation a déployé ses forces, incluant différentes nationalités (Russes, Kirghizes ,Tadjikes, Arméniennes et Biélorusses) au Kazakhstan afin de soulager les forces du gouvernement Tokaiev, et d’aider à la stabilité du pays.
Vous pouvez retrouver la veille complète des évènements (qui continuera d’être mise à jour) ici :
Ce rapport reviendra sur différents éléments importants du Kazakhstan afin de tenter de comprendre les enjeux autour de ces protestations.
Le Kazakhstan à la croisée des mondes
Bordé par la Russie au Nord, la Chine à l’Est et l’Azerbaïdjan à l’Ouest, le Kazakhstan est le plus grand pays d’Asie Centrale. Il abrite également la plus grande population russe sur son territoire - après la Russie-, bien que leur nombre n’ait cessé de décroître depuis la chute de l’URSS, - au profit de la population Kazakh - permettant l’émergence du nationalisme kazakh et la recherche d’une nouvelle identité post-soviétique. Ce changement affecte depuis plusieurs années le pays qui entend s’affranchir du monopole de Moscou en termes économiques et diplomatiques, mais aussi culturels voire militaires. Le Kazakhstan recherche donc un équilibre avec les puissances étrangères, notamment Occidentales.
C’est dans ce cadre que le pays a procédé à plusieurs réformes (lancées en 2017), notamment au niveau de la langue nationale, qui visent à distinguer la langue kazakh ( première langue du pays, de la famille des langues turciques) du russe (seconde langue du pays) en remplaçant l’alphabet cyrillique par l’alphabet latin.
N.b : A noter qu’avant l’époque soviétique (avant 1929), le Kazakh s’écrivait avec l’alphabet arabe. Pour ceux qui souhaiteraient approfondir l’aspect linguistique Kazakh, cet excellent article retrace brièvement l’évolution linguistique du pays.
Ainsi, le mot Kazakhstan ne s’écrit plus “KA3AKCTAH” mais “QAZAQSTAN” dans la langue nationale, tout un symbole dans un pays où l’alphabet avait été modifié 3 fois en moins d’un siècle.
Comme spécifié plus haut, en plus de s’éloigner culturellement de la Russie (bien que la majorité du pays ait conservé sa langue), le Kazakhstan a aussi cherché à ouvrir son marché à l’Occident, notamment aux Etats-Unis et à l’Europe, mais aussi à d’autres clients comme Israël et la Chine. Cette volonté d’ouverture a créé des divergences majeures sur les affinités au sein du gouvernement et des différents clans proches du pouvoir Kazakh. Il semblerait que ces différences d’opinion aient eu un rôle, à ne pas surestimer toutefois, sur les protestations de ce début 2022.
Economie Kazakh
Sans rentrer dans les détails économiques du pays, cette partie survolera les enjeux majeurs et les ressources du pays, convoitées par de nombreux investisseurs étranger.
N.B : Un rapport bien plus détaillé de l’IEA (International Energy Agency) est disponible.
Jusqu’en 1991, l’URSS, avait le plein accès à l’immensité des richesses du Kazakhstan. Après l’effondrement, la Russie post-soviétique s’est vue privée de ce monopole suite à l’ouverture du marché kazakh aux investissements étrangers, notamment à l’Occident.
Premier producteur mondial , le Kazakhstan possède à lui seul 12% des réserves mondiales d’uranium exploitées essentiellement par la compagnie Kazatomprom. En 2014, il constitue 25% du marché mondial de l’Uranium.
Pour comprendre les protestations qui ont eu lieu en ce début d’année, il faut prendre en compte certains éléments ;
Le Kazakhstan est un pays extrêmement riche en termes de ressources naturelles (uranium, gaz et pétrole essentiellement) dont la plupart sont contrôlées par divers clans au gouvernement via des entreprises d’Etat.
La population Kazakh consomme essentiellement du gaz pour la plupart de ses besoins du quotidien, notamment pour ses déplacements en véhicule (Les infrastructures de transport étant relativement peu développées en dehors de la capitales et de certaines grosses villes) qui fonctionne au GPL (Gaz de Pétrole Liquéfié), en théorie moins cher que le pétrole.
On constate assez rapidement que la plupart des activités gazières se situent à l’Ouest, là où le départ des protestations se produit, plus précisément dans la ville de de Zhanaozen, située non loin de la Mer Caspienne. Les principaux blocs de gaz exploités industriellement se trouvent dans ce secteur , dont une partie est branchée directement sur le site de Novorossisk en Russie, un terminal gazier et pétrolier important . A noter qu’il y a aussi des pipelines partant vers le Nord en direction de la Russie, comme celui de Pavlodar , et qu’ils sont en partie hérités de l’URSS. Ces pipelines avaient été négociés par la Russie au moment de l’indépendance du pays.
S’ajoutent à cela les ambitieuses routes de la Soie chinoises qui traversent une partie du Kazakhstan. Je ne développerai pas ce point mais il est à prendre en compte afin de connaître l’ampleur des intérêts chinois.
Remarque : Le Kazakhstan est aussi un important pays “mineur de Bitcoin” et représente environ 25% du minage mondiale.
Le 1er janvier 2022, une loi de libéralisation du marché est entrée en vigueur au Kazakhstan - qui fait partie de l’Union Economique Eurasiatique - et qui visait à rééquilibrer la balance domestique sur le gaz. Cette loi aspirait notamment à introduire un nouveau système de vente en gros du gaz via des plateformes de négociation électronique. S’en est suivit une réaction immédiate sur le prix du gaz où une hausse à eu lieu et qui a mené aux premiers événements des protestations.
ASPECT SÉCURITAIRE
Un autre phénomène à prendre en compte est la politique pan-turquiste d’Ankara. Cette doctrine s’inscrit dans une idée similaire au pan-slavisme et aspire à unifier différents pays en se basant sur l’aspect ethnique et linguistique commun.
Dans le cas de la Turquie, le pays aspire à réunir sous son aile la plupart des pays d’Asie Centrale - cette politique ayant rencontré un remarquable succès en Azerbaïdjan par exemple - et en particulier le Kazakhstan. L’approche avec ces pays passe par différents aspects et peut se traduire par la vente d’armement, mais aussi des échanges culturels et des investissements dans divers secteurs stratégiques.
Un exemple illustrant l’aspect militaire est la vente des célèbres drones turcs TB-2 de Bayraktar au Kazakhstan en Novembre 2021, 6 ans après la ventre des drones chinois Wing Long.
Le drone turc ANKA-S a lui aussi été annoncé en Novembre 2021 comme exportation vers Nursultan.
D’autres contrats dans le domaine des véhicules blindés ont été signés, c’est le cas du véhicule de transport de troupe “APC ARMA”, produit par la société turque Otokar Otomotiv ve Savunma Sanayi.
Enfin, à l’occasion de différents exercices, on a pu constater la présence des troupes kazakhs aux côtés des turcs et de pays d’Asie Centrale comme l’Azerbaïdjan ou l’Ouzbékistan.
Il faut aussi souligner qu’il y a une vraie lutte d’influence entre la Russie et la Turquie, et que la première multiplie la vente d’armement au Kazakhstan depuis ces dernières années.
N.B : La Turquie a également mis en place depuis plusieurs années maintenant un Conseil Turcique qui renforce la coopération entre les Etats d’Asie Centrale et permet à la Turquie d’étendre son influence.
Situation Politique
Le Kazakhstan, comme beaucoup de pays d’Asie Centrale, fonctionne sur des systèmes de clans au pouvoir. On observe des configurations similaires dans le Caucase du Sud depuis la chute de l’URSS. Généralement, les leaders de ces clans placent leurs proches à la tête des compagnies d’Etat ou de certains postes clef du gouvernement.
Le président actuel, Kassym Jomart Tokayev, a succédé à Nursultan Nazerbayev. Ce dernier continua néanmoins de tirer les ficelles du pouvoir jusqu’à l’apogée des manifestations, durant laquelle il aurait quitté le pays et il convient de noter que son clan occupait la plupart des postes stratégiques du pays.
Au coeur des protestations, on a pu observer l’éviction du clan Nazerbayev. Cela s’est notamment traduit par des déclarations du président actuel qui a démis le gouvernement de ses fonctions.
S’en est suivie une vague de destitutions de personnalités proches de l’ancien président au sein du gouvernement comme le neveu de Nazerbayev.
L’arrestation du chef des renseignements - Karim Massimov - le 08 Janvier 2022 laisse entendre qu’il y ait eu une volonté de se séparer des éléments proches de l’ancien président et de permettre à Tokayev de renforcer son pouvoir.
On peut ainsi souligner d’autres signaux allant en ce sens tels que :
Dimash Dosanov, mari d’Aliya Nazabaieva (qui s’est enfuit du pays avec 300 millions de dollars selon différents rapports)qui a démissionné de son poste de directeur général de la société d’Etat KazTransOil.
Timur Kulibayev*, mari de Dinara Nazerbaieva, qui a démissionné de son poste de chef de président de la chambre nationale des entrepreneurs.
*A ce sujet, son avion a été aperçu - en plein milieu des protestations - entre le Kirghizistan et les Emirats, suggérant qu’il aurait quitté le pays.
Le second mari de Dariga Naerbaieva, Kairat Sharipbayev, qui lui aussi a démissionné prématurément de son poste de président de la société d’Etat QazaqGaz.
Quelques jours après le début des protestations, et constatant que ses forces de sécurité étaient débordées par les manifestants mais également par des éléments armés qui ont exécuté un certain nombre de policiers et militaires, Tokayev a pris le décision d’appeler l’OTSC en soutien à son gouvernement.
Cette demande a rapidement été prise en compte par l’organisation et a mobilisé différents contingents des pays membres :
Russie - 3000 soldats
Biélorussie - 500 soldats
Tadjikistan - 200 soldats
Kirghizistan - 150 soldats
Arménie - 70 soldats
La mission principale de ces troupes a consisté en la protection d’éléments stratégiques au sein du pays afin de soulager les forces de sécurité Kazakh. C’est dans ce cadre que des troupes de l’OTSC ont protégé les installations de Kazatomprom ou encore la station de Baikonour.
Une certaine contestation est apparue parmi la diaspora Kazakh contre l’entrée des troupes de l’OTSC au sein du Kazakhstan, et on a même vu un mystérieux groupe “Front de Libération du Kazakhstan” apparaître.
L’apparition d’un tel groupe peut s’expliquer par le nationalisme Kazakh, qui désire s’affranchir de la Russie, mais aussi par l’influence de pays extérieurs qui ont pu soutenir ce groupe. A l’heure actuelle ce groupe n’est plus actif et aucune information ne permet de savoir si ses membres ont été arrêtés ou si le groupe a été dissous.
N.B : Certains rapports ont évoqué des “éléments islamistes” présents durant les protestations et des décapitations ont été signalées. Le peu d’informations à ce sujet ne permet pas de développer cet aspect mais il faut souligner que le fils de Nazerbayev - Kairat Satybaldyuly - ancien responsable du KNB (renseignement Kazakh) aurait basculé dans l’islamisme. Cela expliquerait les propos de Tokayev concernant la présence de terroristes mais ils doivent être considérés avec prudence.
Après plusieurs jours d’opérations “anti-terroristes”, le gouvernement central a annoncé le retour au calme à travers le pays ainsi que la saisie d’un certain nombre d’armements, et l’arrestation d’individus armés dont un mafieux kazakh connu localement sous le nom de “Wild Arman”. L’individu était réputé pour être proche des mafieux turcs mais aussi pour avoir des liens plus troubles avec Ankara. On le voit d’ailleurs apparaître aux côtés du ministre des affaires étrangères turc Cavusoglu, mais aussi avec le mafieux Sedat Peker.
Son arrestation pousse à se poser des questions quant au rôle de la Turquie dans les manifestations qui ont eu lieu.
A noter qu’au cœur des protestations, bien qu’exilé en Europe, un certain Ablyatov avait revendiqué être le leader des protestations. Ce dernier est probablement un simple opportuniste et est accusé d’avoir détourné plusieurs milliards à une banque Kazakh. Les activistes kazakhs ont rapidement rejeté ses déclarations bien que la page Facebook d’Ablyatov ait été très active
CONCLUSION
Le Kazakhstan reste un pays hautement stratégique dans le domaine énergétique et est un pilier majeur d l’Asie Centrale. Ses richesses attisent les convoitises extérieures, mais la gestion clanique du pays n’a pas permis un solide développement du pays. La population Kazakh étant déçue par des décennies de non-partage des richesses, sa colère s’est exprimée directement le 02 Janvier et a poussé le gouvernement actuel à un remaniement complet de la classe politique. Si ces protestations ont permis à l’actuel président d’évincer le clan de Nazerbayev, que la population contestait depuis plusieurs années maintenant, la question du rôle de pays étrangers au sein de ces manifestations - qui ont pris un tournant sanglant - reste légitime.
L’accroissement des influences de pays étrangers comme la Chine ou encore la Turquie face à la Russie est à prévoir sur le long terme. D’autres acteurs, comme les Etats-Unis ou la France, pourraient aussi étendre leurs influences avec des partenariats et des ventes militaires, mais aussi par l’approche culturelle, poussant le Kazakhstan à rompre avec son histoire soviétique et à prendre un tournant de plus en plus nationaliste.